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Introduction au mémoire de: 

JEANNE BEKAS

PRÉLEVER LE CORPS DE L'OMBRE À LA LUMIÈRE

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    L'art témoigne d'origines et de fonctions multiples, tant d'un point de vue individuel - celui de l'histoire de l'artiste - que d'un point de vue plus global ; celui de l'histoire de l'art. Parmi les innombrables récits et mythes concernant la naissance de l'art, il en est un qui traduit particulièrement bien ma propre démarche. Dans son Histoire naturelle, Pline l'Ancien nous conte le récit de la fille du potier Boutadès de Sycione qui, voyant son amant partir pour l'étranger, entreprit de tracer les contours de l'ombre de son visage, que la lumière d'une lanterne projetait sur le mur. Son père en modela par la suite la face à même le mur, la décolla puis la mit à cuire dans un four de potier. Cette légende traduit une tentative de préservation du corps et de l’être en fuite, qui apparaît comme motivation de l'acte créateur, plus particulièrement dans le genre du portrait. Immortaliser, conserver, garder près de soi l'image d'un corps sur le départ pour en conjurer l'absence prochaine. Mais c'est par l'ombre que le potier et sa fille reproduisent la forme. Qu'estce qu'une ombre ? Une forme négative, projection éphémère qui reprend trait pour trait les lignes de la forme originelle. En tracer les contours, c'est relever une empreinte. Quant au mythe de l'origine de mon art, le voici : J'ai quinze ans, je manipule de l'argile pour en extraire une forme, pour en tirer le portrait d'un modèle. Après Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 12, Paris : Gallimard, 1999.9 quelques minutes de travail infructueux je perds patience, je me saisis de l'argile et la presse pour en détruire la forme. Mais cette action de destruction se révèle à mes yeux comme un acte de création alors même que je constate l'empreinte de mes doigts dans la terre.

 

    Je redonne à la terre une forme de boule et demande à mon modèle d'y empreindre le sommet de son poing fermé. Je comprends que c'est un moule que j'ai devant moi. J'y verse du plâtre liquide, que je démoule après sa prise. Je me retrouve alors face à un fragment de main, mais aussi face au fragment d'une main, de l'empreinte d'un corps, d'une personne, de son geste exécuté à un moment précis. Le résultat me fascine. C'est à ce moment qu'a débuté ma collection de corps et d'instants qui, au fil des années, a évolué, s'ouvrant aux médias et aux problématiques du monde contemporain. Onze années ont passé et, aujourd'hui, je travaille à la mise en œuvre d'une connexion informatique de données électrocardiogrammes prélevées à travers le monde avec des structures lumineuses. L'objet de ce mémoire est de montrer dans quelle mesure la pratique que j'ai développée, bien qu'elle fasse aujourd'hui usage des techniques les plus récentes, s’inscrit dans un paradigme élémentaire qui se donne à voir sous des formes plastiques diverses à travers l'histoire ds arts ; témoignant en ce sens d'un caractère anachronique. Ce paradigme est celui de la conscience universelle de la fuite du temps, de la disparition des corps, et de la tentative sans cesse renouvelée d'ancrer dans le présent ce qui est voué à disparaître.

 

   Qu'y a-t-il de commun entre un poing de plâtre archaïque et une œuvre technologique hyper-contemporaine ? À travers ce travail, il s'agira de comprendre et d'expliciter le lien qui unit ces deux pratiques, qu'à première vue tout sépare : d'un côté le moulage au plâtre, matériau utilisé depuis les temps les plus anciens et de l'autre, le prélèvement biométrique, témoignage de la convergence numérique contemporaine. Il s'agira ici de décrypter ce qui les rassemble, ce qui les oppose dans leur démarche et dans leur processus de création. Pour ce faire, il sera nécessaire de suivre un cheminement chronologique double, de remonter non seulement aux origines de ma pratique, mais également à celles de l'histoire de l'art ; de se remémorer un passé à la fois individuel et collectif. Cette étude du prélèvement corporel comme démarche paradigmatique fera appel aux notions d'empreinte, de copie, de transposition spatiale formelle et temporelle. La première partie de ce mémoire aura pour objet l'étude du moulage sur nature comme pratique artistique. Dans un premier temps nous contextualiserons la pratique de l'empreinte en étudiant ses origines, ses valeurs et ses finalités. Nous procéderons, dans ce cadre, à une étude historiographique de l'empreinte en remontant à ses débuts, pour mettre en évidence sa nature anachronique.

 

    Nous verrons en quoi cette forme prélevée, empruntée au réel, a valeur de ready-made et comment ce statut l'a, durant des siècles, privé de son potentiel artistique, l'emprisonnant dans le paragone qui oppose l'imitation à l'invention. Nous poursuivrons en démontrant par une étude poïétique que, dans mon travail, la valeur de l'empreinte, et plus particulièrement celle produite par le moulage sur nature, ne réside pas seulement dans sa forme mais aussi dans le processus qui l'accompagne. Un processus qui s'exprime dans une triangularité de contact entre l'artiste, son modèle et le moule et au sein duquel l'expérience du modèle et la phénoménalité du substrat marquent le moule et son tirage tout autant que l'artiste. Ces fondements nous mèneront à questionner les paradoxes que suscite  l'empreinte ; à voir de quelle manière sa présence matérialise l'absence et à étudier la collision temporelle, la transposition qu'elle crée entre passé et présent. Dans une seconde partie, nous verrons comment l'empreinte externe du corps comme prélèvement, dans ma pratique, a muté pour devenir une captation interne des organes. Nous étudierons la valeur symbolique de ces échantillons particuliers, et les nouvelles problématiques qui accompagnent ce développement. Nous montrerons comment mon statut d'artiste s'est enrichi de celui de programmeuse et analyserons les questionnements que cet apport soulève, tant d'un point de vue médiumnique que poïétique. Enfin, nous aborderons la question de la valeur de la transposition dans mon œuvre, en analysant ses manifestations multiples, à la fois formelles, spatiales et temporelles.

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